Depuis quelques mois, dans chaque réunion où je me rends, que ce soit au sein d'un syndicat, d'une association, d'une organisation politique, d'une organisation non gouvernemental, dans la structure où je travaille ou où j'ai pu travailler ou même postuler, j'entends parler de "souffrance au travail". Ce terme, si générique, résume néanmoins très bien les choses concernant les travailleurs sociaux, que ce soit le simple animateur(trice) socio-culturel d'un centre social ou d'une MJC, le conseiller(ère) mission locale ou l'assistant(e) social, éducateur(trice) spécialisé(e) ou conseiller(ère) en économie sociale et familiale de la structure. Mais pourquoi ces professionnels, si doués de résilience, en arrivent-ils à ressentir une souffrance?
De plus en plus, nous vivons dans une société ou la misère prend le pas sur la vie "normale". Les citoyens n'ont presque plus de quoi se nourrir, beaucoup vivent avec les "minimas sociaux" (RSA, Allocation solidarité spécifique), ou d'autres avec très peu de ressources (allocation adulte handicapé, SMIG.
Chaque année, nous entendons dire que nous vivons une crise du logement sans précédent, avec un manque croissant de logements sociaux, d'hébergement d'urgence décents, d'hôtels sociaux aux normes. Chaque mois, nous entendons que nous vivons une crise sociale comparable à 1929 avec un manque croissant d'offres d'emplois, un taux extraordinaire de chômage, où ne sont bien sûr pas comptabilisés tous ceux et toutes celles qui ne sont pas inscrits au pôle emploi. Chaque jour, nous entendons que la misère gagne du terrain, avec des records battus dans les inscriptions aux restos du cœur ou aux repas du secours populaire ou d'autres associations moins connues du grand public mais très bien connues des bénéficiaires et des services sociaux. Chaque heure de notre vie, nous, travailleurs sociaux, récoltons cette misère, la prenons en pleine face, y sommes nous-mêmes parfois confrontés vue la faiblesse de salaire de beaucoup d'entre nous, ou la précarité d'emploi qui peut nous être proposé, y compris dans tous les corps de la fonction publique, qu'elle soit territoriale, hospitalière ou d'État.
On est dans une nation extraordinaire, qui trouve une solution législative ou juridique à tout.
Pas assez de logement sociaux? On ne va pas exproprier des propriétaires qui gardent leur logement vide! Non! On va faire une nouvelle loi pour imposer un taux de logement sociaux dans les communes, mêmes si certaines sont saturées et d'autres s'en moquent.
Pas assez d'emploi chez les personnes "en situation de handicap"? On ne va pas faire en sorte que le service de recherche d'emploi travaille en conséquence avec les employeurs! Non! On va inventer un quota de discrimination positive pour la plupart des entreprises, sinon elles auront une amande.
Pas assez d'hébergement d'urgence à proposer en individuel aux familles? On ne va pas faire en sorte de réquisitionner des bureaux vides pour en faire des lieux d'hébergement! Non! On va ouvrir des gymnase mais juste l'hiver parce que les sans-abris, c'est bien connu, l'été ils ne meurent pas.
Des enfants maltraités voir tués par leurs parents? On ne va pas doter les administrations publiques de missions de protection de l'enfance en exerçant leur métier d'éducateur! Non! On va déléguer cela à des associations, qui embauche, faute de moyens financiers, des éducateurs très peu formés aux problématiques sociales et familiales actuelles.
Une femme est morte sous les coups de son conjoint tous les deux jours? On ne va pas apprendre le respect de l'autre à l'école et limiter la violence à la télévision! Non! ON va faire une loi pénalisant la violence conjugale, après coup, sans mesure éducative derrière pour l'auteur parce qu'après tout, il n'avait pas à être violent c'est tout.
Loin de moi l'idée de dire que la plupart des mesures législatives prises pour répondre aux problématiques sociales et sociétales sont des mauvaises réponses, bien au contraire. La loi de 2010 sur les violences conjugales a été et est toujours aujourd'hui très utile, même si beaucoup s'accordent à dire qu'elle est parfois compliquée à faire appliquer tellement le système de la peur est présent. La loi de 2005 sur l'égalité des chances des personnes "en situation de handicap"' a été très bénéfique, même si on est en train de la détricoter pour des raisons économiques. La loi SRU de 1998 sur l'obligation des pourcentages de logements sociaux a permis à beaucoup de villes de construire ces logements, mais connaît ses limites quand on voit dans beaucoup de quartiers des logements anciennement sociaux, vendus aux promoteurs immobiliers, et vides. L'hébergement d'urgence l'hiver est utile, mais devrait être généralisé tout au long de l'année avec l'accompagnement des familles pour qu'elles puissent retrouver un logement stable et une situation équilibrée pour chacun de ses membres, et surtout pour les enfants.
Que nous le voulions ou pas, les travailleurs sociaux dans leur ensemble, et dans leurs pratiques aussi diverses que l'ai la société entière, joue un rôle de paix sociale. Il permet aux Politiques, avec un grand P et un petit s, d'apporter une réponse aux personnes qui le sollicite pour un problème financier, de logement, de violence, d'éducation... Nos élus, comme beaucoup d'autres personnes d'ailleurs, y compris les forces de police et les médecins, utilisent le principe du "allez voir le travailleur social" comme une règle en soi, comme une invocation destinée aux travailleurs sociaux en question, lui intimant l'ordre, direct ou pas, de trouver une réponse.
Quand on travaille en fonction publique, peut-être plus qu'en association, nous avons une obligation de réponse, pas de résultats mais de réponse. Si possible, nous devons apporter la Bonne réponse, celle qui permettra de faire le moins de vagues possible, celle qui permettra à l'"envoyeur" d'être le moins dérangé possible par la personne qu'il a envoyé, celle qui lui amènera la conscience tranquille et l'esprit serein.
L'injonction politique est aussi exercée par l'amoncellement de dispositifs législatifs pour répondre à l'urgence d'un moment. Nous devons être présents, prêt à satisfaire à la moindre urgence afin de pouvoir continuer à faire notre travail.
Alors que faisons-nous aujourd'hui. Combien écrivent et expliquent leur quotidien. Combien écoute et veut écouter notre quotidien. Combien compatisse à notre "difficile" métier sans réellement se l'imaginer et compatir aux problèmes des gens que nous recevons. Combien critiquent une perte de sens de notre profession, sans que personne ne les entende.
La perte de sens aujourd'hui c'est de continuer à penser dispositif social afin de répondre à l'urgence du moment avant de penser ce que peut faire la personne et comment on peut l'amener à faire des choses pour qu'elle résolve par elle-même sa situation. La perte de sens aujourd'hui c'est de répondre par du financier à des problèmes qui méritent cent fois plus que des pansements en papiers. La perte de sens aujourd'hui c'est des injonctions administratives, organisationnelles, sans trouver le moyen de communiquer sainement avec l'autre, que ce soit un collègue ou une personne reçue dans le cadre de notre pratique. La perte de sens aujourd'hui c'est d'être amené à accepter des CDD d'un mois, à temps partiel, à un faible revenus, pour répondre aux problèmes de personnes qui vivent la même précarité que nous. La perte de sens aujourd'hui c'est de laisser les valeurs qui ont fait que nous sommes rentrés dans ce type de profession à la porte, afin que le quotidien de l'association ou de l'administration devienne moins pesant. La perte de sens aujourd'hui est de ne plus se poser toutes ces questions, et de ne plus arriver à réfléchir, tellement nous sommes envahis d'injonctions aussi stupides que peuvent l'être les "injoncteurs". La perte de sens aujourd'hui serait qu'on continue encore à s'appeler travailleurs sociaux, alors que notre rôle se réduit de plus en plus, si nous n'y prenons pas garde, à être de simples instructeurs. La perte de sens est de chercher du sens là où il n'y en a plus, car il nous reste plus que ça... trouver du sens, se référer à l'éthique, aux codes déontologiques, aux lois...
Je n'en n'ai pas. Je pense que chacun, professionnel du social, élu, chef de service, chef d'entreprise, bénévole, simple citoyen, devons nous recentrer sur ce que nous souhaitons pour la dignité de chacun, sur ce que nous pensons de l'humanité, sur ce que nous voulons pour nos enfants. La solution serait là, mais elle est idéaliste, et après tout, n'est-ce pas par idéalisme que j'ai choisi cette profession?