Aujourd’hui, le travailleur social doit faire preuve d’empathie pour exercer correctement sa profession. Mais la définition de l’empathie, qui peut paraître simple, est bien plus complexe à mettre en œuvre au quotidien qu’il n’y parait.
Faire preuve d’empathie c’est pouvoir entendre l’histoire de la personne que l’on a en face de soi avec bienveillance et sans avoir un quelconque jugement de valeur ou ressenti sur la situation. Cela permet d’être objectif et d’analyser la situation décrite d’un point de vue social, juridique, administratif… Cependant, lorsque l’exercice de sa profession est mise à mal, lorsque les injonctions sont tellement contradictoires avec l’éthique et la déontologie de son métier, lorsque la pratique quotidienne devient tellement aliénante qu’on se prend à voir les personnes comme des numéros de dossiers plutôt que comme des individus rencontrant une réelle problématique qui les met en difficulté à l’instant T où on les reçois, l’empathie si souvent recommandée disparaît totalement.
Dans cet article, je m’en vais vous raconter l’histoire banale d’une profession qui en perd son sens, qui crée de la souffrance chez le travailleur et chez la personne aidée, qui crée un mal-être symptomatique d’une société en perte de valeur et de patience. Je m’en vais vous rencontrer l’histoire banale de milliers de travailleurs sociaux, qui souffrent d’un manque de reconnaissance mais qui sont tellement attachés à leur profession qu’ils ont du mal à s’arrêter même quand ils frôlent le burnout. Je m’en vais raconter, une fois n’est pas coutume, mon histoire de professionnel, qui pourrait être celle d'un ou d'une autre, qui ne se faisait pas d’illusion sur le boulot en lui-même, sur le milieu assez hypocrite qu’est celui du travail social ; mais qui a vite compris que si nous ne réagissions pas très vite, nous nous ferons bouffer et que la technicité de notre métier de travailleur social, si souvent revendiquée, deviendrait à force d’injonctions comptables des tâches administratives qu’un ordinateur pourrait faire sans mal.
Je m’en vais raconter l’histoire, peu avouée chez mes collègues, d’une profession qui doit trouver une manière de quantifier qualitativement son travail avant de finir tout bêtement par disparaître.
Comme tout à chacun voulant entrer en école sociale ou médico-sociale, un examen d’entrée en école est nécessaire pour commencer à se former. Lors de cet examen, il est souvent demandé « pourquoi vous voulez faire cette profession? ». La réponse, simple, banale, qui vient souvent en tête – et qui ferait que personnellement je recalerai l’étudiant – est souvent « parce que j’aime aider les gens ». Cette réponse, peut-être réelle, est insuffisante. Or, la raison qui nous fait embrasser ce métier est souvent bien plus complexe, liée à notre histoire personnelle, à nos actions de bénévoles, à une certaine sensibilité que l’on peut avoir vis-à-vis des problèmes sociétaux que sont la pauvreté, le mal logement, l’enfance en danger ou la violence conjugale. Bien sûr, chacune de ces choses sont différentes, et chacun d’entre nous peut être sensible plus ou moins à l’une ou l’autre des problématiques. Mais c’est, j’en suis convaincu, la raison profonde qui fait qu’à un moment ou un autre ou décide de se professionnaliser dans ce domaine. C’est aussi pour cela qu’il est important de se connaître et avoir fait un travail sur soi avant de vouloir entamer ce type de cursus professionnel.
Après cet examen, nous voilà parti pour trois ans de formations, entrecoupée de stages en « milieu professionnel » afin de pouvoir « appréhender le métier dans toute sa dimension » et nous permettre d’apprendre tous les concepts liés au travail social et médico-social que sont l’empathie, la distance professionnel mais aussi la responsabilité morale et juridique, le respect de la personne, le secret professionnel... Durant ces trois années, et ces différents stages, plusieurs approches nous sont enseignés sur la manière de travailler, le style d’action que nous pouvons mettre en place, le public que nous pouvons être amené à rencontrer, les dispositifs légaux que nous pouvons utiliser, les obligations légales auxquels on s’astreint que ce soit durant l’exercice de notre profession ou dans notre vie privée, notamment au niveau de la protection de l’enfance ou des adultes vulnérables. Ces trois années, très enrichissantes, nous font voir la vie en rose pâle, ou en gris rosé, tellement l’approche paraît simple, sans trop d’embuches, avec certes des réalités de terrains mais sans trop en dire pour éviter que l’on soit amené à voir des choses qui peuvent trop vite nous déstabiliser.
Alors bien entendu, on ne se berce pas d’illusions; On entend les autres collègues eux aussi stagiaires raconter d’autres histoires que nous n’avons pas vu ou vécu, des collègues eux professionnels depuis longtemps te racontent leurs pires histoires ou anecdotes, des forums Facebook te donnent au choix des leçons d’humilité ou des petites anecdotes croustillantes.
Puis, viens le temps de l’obtention du diplôme, de la recherche de boulot, des illusions encore toutes fraiches quand tu prends ton premier poste, souvent en contrat précaire de remplacement de congé maternité ou sur un poste où les professionnels déjà installés refusent d’y aller parce que le public est dure, la hiérarchie est hasardeuse ou les locaux sont à la limite de la salubrité. Quoi qu’il en soit, tu prends le poste, parce que tu as besoin d’argent, parce que tu veux étoffer ton CV pour trouver mieux après, parce que ça te fais une première expérience.
Depuis l’obtention de mon diplôme, j’ai effectué mes missions d’assistant social sur trois postes, tous au sein d’un département, tous au sein de la « polyvalence de secteur », c’est-à-dire le service généraliste du secteur social. Pour faire simple, la polyvalence de secteur, qui ne devrait d’ailleurs plus s’appeler ainsi, est similaire au service des urgences ou aux médecins généralistes que l’on va voir pour des petits ou gros problèmes. Dans ces services, on attend du travailleur social, comme on attendrait d’un médecin généraliste, qu’il ait une solution, qu’il puisse résoudre les choses. Or, la réalité est toute différente et le temps nous le fait sentir.
Cette réalité dite de terrain est que les professionnels qui travaillent dans ces lieux n’ont pas de solutions, car ils n’ont plus de moyens. Cette réalité est peu avouable par les dirigeants politiques de tous bords, qui n’y connaisse bien souvent rien.
Cette réalité de terrain est qu’on doit travailler avec une accumulation de dispositifs législatifs, une « boîte à outil » pour répondre aux problématiques des gens, que ce soit au niveau du logement, de la protection de l’enfance, de la violence conjugale, des difficultés budgétaires etc. Or, cette boîte à outil est bien souvent gâtée par les contraintes budgétaires qui imposent une restriction de moyens financiers et humains pour accompagner les personnes dans la durée.
Cette réalité de terrain est aussi l’aveu à peine cachée qu’on travaille en faisant de la « disqualification sociale » plutôt que de travailler en préventif. Cette réalité, sans doute la plus dure à assumer, est dû au fait qu’onhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Question_sociale préfère voir les choses dans l’immédiateté, plutôt que d’envisager les choses dans le long terme. C’est plus porteur politiquement, plus satisfaisant médiatiquement, moins contraignant pour la personne accompagnée.
Cette réalité de terrain est couplée avec une autre réalité, plus horrible, moins gérable, qu’est la réalité administrative et professionnelle. Qu’il est dur, quand tu es jeune professionnel, plein de valeurs et d’idéaux, sans trop d’ambitions si ce n’est celle de croire que l’on sert à quelque chose, de constater qu’en réalité ton métier sert à assurer la paix sociale avec des petits pansements.
Cette réalité administrative et professionnelle c’est aussi savoir qu’il est parfaitement acquis de faire trimer des travailleurs sociaux pour un salaire de misère. Cela est assumé d’autant plus que les travailleurs sociaux, qui ont soif de reconnaissance, disent paradoxalement travailler par vocation. Cette vocation revendiquée permet aussi de nous faire culpabiliser en cas de difficulté quelconque, de coquille dans un dossier ou d’erreur humaine.
Le travailleur social ne doit pas montrer de faiblesse, car il peut déstabiliser la personne qu’il doit aider. Le travailleur social doit être humain, mais surhomme pour accompagner les autres au mieux. Le travailleur social doit garder une distance professionnelle pour ne pas être envahi, mais ne doit pas se sentir au-dessus des personnes qu’il doit accompagner. Le travailleur social a un pouvoir symbolique sur la situation des familles qu’il doit accompagner, mais n’a pas de pouvoir sur les aides qu’il peut proposer.
Tous ces paradoxes conduisent soit à relativiser énormément sur la manière dont on doit exercer, et à exercer de manière très automatisée, soit à souffrir de burnout, et de continuer de travailler jusqu’au moment où on envoie tout valser, les deux pouvant être couplés.
Le burnout dû au fait de relativiser et donc de robotiser chaque tâche, est aujourd’hui quelque chose de bien réel. Celui-ci est difficilement décelable pour le travailleur social. Il est difficilement avouable car c’est assimiler le fait que nous aussi nous avons besoin d’aide. Mais ce burnout est très vite visible si on se connaît un minimum et qu’on a conscience de ses propres limites. À partir du moment où on constate que l’on n’est plus aidant, qu’on n’a plus envie d’écouter les problèmes des autres, qu’on part au travail à reculons, c’est qu’on est en burnout.
Alors que faire à partir de ce moment ? Tout simplement trouver un sens à sa pratique. Cela passe par continuer le travail sur soi engagé au moment de la formation, car il est important de ce connaître soi-même avant de vouloir aider les autres. Cela continue par trouver un lieu de travail et une structure où on se sente à l’aise, en accord avec ses valeurs, avec ses principes.
L’autre solution est aussi de redonner un véritable sens au travail social. La problématique d’aujourd’hui est qu’un assistant social ne peut pas rentrer sur un poste d’éducateur en protection de l’enfance car il n’a pas le diplôme d’éducateur spécialisé. Cela passe par une réforme du diplôme. Cette réforme pourrait permettre de réfléchir à se professionnaliser selon une problématique, et plus selon une spécificité de métier. Cela veut dire qu’il faudrait penser à travailler dans le domaine de la protection de l’enfance, du logement ou de la violence conjugale plutôt que travailler en faisant au choix de l’accompagnement social, de l’éducatif ou de l’aide budgétaire. Cette vision par problématique, qui n’exempte pas un travail social global, permettrait d’être plus spécialisée dans un domaine, afin de ne pas se perdre dans ses missions. Bien sûr, cette formation initiale devrait permettre des passerelles pour passer d’une spécialité à une autre;
Enfin, la dernière solution serait d’arrêter de se considérer travailleur social par vocation, afin qu’on obtienne enfin cette foutue reconnaissance à notre juste valeur. Celle-ci passera nécessairement par rendre des comptes sur notre travail, de manière quantitative. Il nous faudra à un moment prouver par A+B qu’aider les gens à résoudre une dette de loyer évite sur le long terme des frais annexes de justice, de police, d’expulsion etc. Cette reconnaissance passera aussi par vulgariser notre profession, afin qu’elle soit compréhensible par tous.
Aujourd’hui, nous sommes à un tournant concernant la protection sociale, l’état providence et la vision du travail social. Cela est concrétisée par l’absurdité des mesures de politiques sociales mises en œuvre depuis les années 80, et réduites drastiquement depuis 2013 et la baisse des dotations attribuées au secteur social, médico-social et socioculturel. Les partis politiques, mais aussi la société civile, doivent repenser la question sociale afin de l'envisager comme un paramètre permettant d'inclure une personne dans la société et non de l'assister financièrement ou éducativement de manière ponctuelle.
Qu’il est difficile d’être empathique quand on n’a plus de sympathie pour l'exercice de son métier…